Entre pratiques de corps et gestes créatifs
Article rédigé par Safidin Alouache
« Entre pratiques de corps et gestes créatifs » est un très beau livre d’Axelle Locatelli, enseignante-chercheuse en danse et transcriptrice en cinétographie Laban, qui nous plonge des années 1923 à 1936, dans cet entre-deux guerres qui allait donner lieu à la plus grande tragédie guerrière de ce siècle. Nous y découvrons durant près de 600 pages, un récit riche et passionnant d’une période qui va poser les bases de la danse contemporaine grâce, entre autres, à un homme, Rudolf Laban (1879-1958). Il va bousculer voire révolutionner le 6e art en menant plusieurs fronts autant pratique, théorique, qu’esthétique. Celui-ci étant vu à l’époque comme une pratique essentiellement féminine, il réfléchit à déconstruire cette approche en lui apportant une touche masculine et à promouvoir, avec d’autres, un élan salvateur à la société en mettant en exergue le rôle primordial du corps, le fordisme prenant racine depuis le début du XXe siècle et déshumanisant de plus en plus le travail. Locatelli nous livre aussi, au travers de dessins chorégraphiques, une vue précise des éléments de la cinétographie (1928). Elle nous restitue aussi, dans des descriptions précises, certaines créations du chorégraphe hongrois avec un regard artistique aiguisé permettant ainsi au lecteur d’en appréhender les contours. De ses 2 démarches, autant de chercheuse que de critique d’art, elle arrive à coupler une narration de l’« Ici et maintenant » avec le souffle et le recul de l’historienne. Le lecteur est ainsi à la croisée des réflexions de Laban avec d’autres théoriciens, lui apportant ainsi différentes nuances d’approches. Locatelli a un regard précis, profond et très bien documenté de cette période où le théoricien hongrois a mené aussi un travail de réflexion et d’expérimentation sur les chœurs de mouvement, sur la démarcation à opérer, ou non, entre danses chorale et de groupe traditionnelle ainsi que professionnelle et amateur. De même, il s’est penché sur les liens entre la gymnastique et la danse. Les responsables nazis ont rapidement clos ce dernier débat en souhaitant l’unification de celles-ci. C’est aussi l’homme et le contexte politique du IIIe Reich avec l’avènement du national-socialisme que Locatelli nous montre sans trop s’y attarder toutefois. Sans s’engager politiquement, Laban se conforme à l’idéologie nazie via ses travaux en racialisant ses chorégraphies et en essayant de les définir par rapport à l’essence du peuple allemand que le pouvoir nazi souhaitait montrer. Laban s’est aussi beaucoup attaché à faire en sorte que cet art soit indépendant. Il a ainsi réussi à l’autonomiser à la musique en concevant celle-ci comme uniquement un support à la métrique des mouvements du danseur. Les enjeux du rythme au début du XXe siècle ne sont pas sujet à une dichotomie entre les 4e et 6e arts, les 2 participant avec l’espace et la temporalité à un tronc commun artistique. Il a aussi travaillé sur la symbolique des couleurs en la liant à l’expressivité du geste, celui-ci étant aussi porteur d'émotions. Locatelli le met en exergue en s’appuyant sur des notes retrouvées du spectacle "Lutte des couleurs" (Kampf der farben). Des années 1923 à 1936, elle donne tous les éléments de compréhension pour jauger et apprécier l’apport du chorégraphe et théoricien hongrois sur la danse au travers de sa perception du corps, de l’espace et de la musique. Le livre est une narration précise d’événements artistiques toujours contextualisée, se démarquant de la forme autobiographique et est une savoureuse plongée au cœur du 1er tiers du XXe siècle en compagnie, entre autres, de figures telles qu’Albrecht Knust (1896-1978), Kurt Jooss (1901-1979) et Mary Wigman (1886-1973).
« Entre pratiques de corps et gestes créatifs »
Collection Histoires Les éditions du CND (Centre National de la Danse) Parution : 25 janvier 2024 Format : 14 x 20,5 - 640 pages Prix : 33€
Héliogabale
« Héliogabale » Édition de François Rouget Collection Blanche, Gallimard acheter
Ecrite en 1942 alors qu'il était en prison, « Héliogabale » est une pièce de Jean Genêt (1910-1986) qui n’a jamais été montée sur scène. Elle a été retrouvée dans les collections patrimoniales de la Houghton Library qui l'avait achetée en 1983, 3 ans avant la mort de l'écrivain. Son existence avait été attestée par plusieurs personnes dont Jean Marais qui avait décliné la proposition du dramaturge de jouer le rôle-titre. L’œuvre est belle de poésie. Le langage châtié, typique de Jean Genêt, est son cheval de Troie présent dans ses différents écrits pour immiscer sa vision du monde et son vécu dans le monde policé de la "Bourgeoisie". La trame dramaturgique en 4 actes relate la chute et le complot meurtrier sur Héliogabale de sa grand-mère, soutenu par son entourage. Animée d'une colère froide et sourde à son égard, elle est l'incarnation d'une vengeance politique et familiale à l'égard d'un de ses membres qui a aussi la désaffection du peuple et de son armée. Empereur romain né en 203-204 av J.C et mort en 222 av J.C, la pièce s'inscrit dans un droit fil historique avec quelques détours et maquillages de Genêt qui ne portent aucun préjudice à celle-ci portée par des répliques poétiques habillées de métaphores quand ailleurs, quelques propos familiers font écho à un pouvoir chancelant car rejeté. Les derniers jours de cet empereur sont accompagnés de ses débauches habituelles. Il savoure, devinant sa mort prochaine, ces derniers instants de pouvoir en montrant sa nature, qu'il considère comme divine, par ses excès propres à celle-ci. Le style du jeune dramaturge, à l'époque de la conception de « Héliogabale », est rythmé, fluide et ne se dépare jamais d'une véritable expression poétique. Tout est machination avec une tension théâtrale qui va crescendo. La météo s’y mêle avec une pluie persistante qui est le compagnon de route d'une prédiction d’un guet-apens par un augure et qui glisse sans surprise jusqu’à une ultime sentence létale. De la 1ère à la dernière réplique, c’est derrière cette machination que se construit la tragédie qui a le parfum d’un drame, le personnage d’Héliogabale générant peu de sympathie par ses propos et ses comportements avec une fin actée dès la 1ère scène. Les principaux protagonistes sont l'empereur, son cocher favori Aéginus et sa grand-mère. Très peu de ses courtisans et de militaires interviennent et la figure du peuple est absente. Nous sommes presque dans un entre-soi familial. Le visage du pouvoir à travers d’Héliogabale et de son environnement proche avec sa tante, sa mère, sa grand-mère et son cocher favori montrent des rapports tissés de trahison. Genêt traite des grands thèmes de ses créations avec le pouvoir, l'autorité et la violence comme squelette dramaturgique où l'extrémisme des passions est admirablement bien rendu par l’auteur dans des scènes qui plantent très rapidement le contexte, les personnages et les événements. Ce qui est montré aussi sont les à-côtés des rapports autant familiaux que politiques des protagonistes. Heureuse nouvelle que cette découverte et publication de cette très belle pièce qui montre les 1ers pas de création théâtrale réussis et restés cachés jusqu’à aujourd’hui de ce grand auteur.
« Héliogabale » Édition de François Rouget Collection Blanche, Gallimard buy
Review by: Safidin Alouache
Written in 1942 while he was in prison, "Heliogabale" is a play by Jean Genêt (1910-1986) that has never been staged. It was found in the heritage collections of the Houghton Library, which had bought it in 1983, 3 years before the writer's death. Its existence had been attested to by several people, including Jean Marais, who had declined the playwright's offer to play the title role. The work is beautiful in its poetry. The chastened language, typical of Jean Genêt, is his Trojan horse present in his various writings to interfere with his vision of the world and his experience in the policed world of the "Bourgeoisie". The dramaturgical plot in 4 acts tells the story of the fall and the murderous plot on Heliogabale of his grandmother, supported by those around him. Driven by a cold and muted anger towards him, she is the embodiment of a political and family revenge against one of its members who also has the disaffection of the people and their army. Roman emperor born in 203-204 BC and died in 222 BC, the play is in line with history with a few detours and make-up by Genêt that do not harm it carried by poetic lines dressed in metaphors while elsewhere, some familiar words echo a power that is shaky because it is rejected. The last days of this emperor were accompanied by his usual debauchery. He savours, sensing his imminent death, these last moments of power by showing his nature, which he considers divine, by its excesses specific to it. The style of the young playwright, at the time of the conception of "Heliogabale", is rhythmic, fluid and never strays from a real poetic expression. Everything is a machination with a theatrical tension that crescendos. The weather mixes with a persistent rain which is the companion of a prediction of an ambush by an augur and which slides unsurprisingly until a final lethal sentence. From the 1st to the last line, it is behind this machination that the tragedy is built, which has the scent of a drama, the character of Heliogabalus generating little sympathy by his words and his behaviors with an end recorded from the 1st scene. The main protagonists are the emperor, his favorite coachman Aeginus and his grandmother. Very few of his courtiers and soldiers intervened and the figure of the people was absent. We are almost in a family circle. The face of power through Heliogabale and his close environment with his aunt, mother, grandmother and favorite coachman show relationships woven with betrayal. Genêt deals with the major themes of his creations with power, authority and violence as a dramaturgical skeleton where the extremism of the passions is admirably rendered by the author in scenes that very quickly set the context, the characters and the events. What is also shown are the side effects of the protagonists' family and political relationships. Happy news is this discovery and publication of this beautiful play which shows the 1st steps of successful theatrical creation that have remained hidden until today of this great author.